vendredi 9 janvier 2009

Absolut, marque-monde


Parmi les mythologies publicitaires contemporaines, il en est une toute particulière en ce qu'elle dépasse la mythologie pour toucher à la théologie. Avec Absolut, le signe non seulement opère le miracle d'être omniprésent en même temps qu'invisible (puisqu'il s'efface en permanence derrière chaque thématique de campagne) mais il s'est au fil du temps transfiguré en nouvelle divinité.

Historiquement, Absolut est un signe glouton. Les campagnes, dans lesquelles la bouteille, toujours au centre, se fond dans le décor en le transformant, capturent systématiquement l'essence d'un lieu, d'une ville, d'une communauté et s'en approprient à la fois le corps et l'esprit. Absolut anthropophage. Plus fort encore : en ingurgitant les lieux, Absolut les consacre, par le geste des artistes auxquels elle s'associe, en temple de la branchitude.

Mais la véritable magie s'opère ailleurs. La marque, contrairement aux autres qui tentent à tout-va d'imposer leur ADN au monde, fonctionne en creux. Auréolée de la pureté de sa transparence, elle est comme une toile blanche sur laquelle chacun peut projeter ses images, véritable réceptacle de tous les fantasmes du monde.

Comme ces prophètes aux mille visages décrits par le mythologue américain Joseph Campbell, qui utilisent le voile ou le masque comme miroir de l'humanité, Absolut est déjà un signe miroir, qui s'enrichit de toutes les envies, de tous les imaginaires de ses mutliples cibles. "Absolut nothing", donc "Absolut everything". La marque peut ainsi draguer autant les gays que les traders, l'art ou la musique. Elle est le saint breuvage où chacun trouvera les secrets de son âme, où chacun reconnaîtra ses désirs, décuplés par la créativité. Ce qui, au fond, est une "promesse" centrale de la catégorie.

Ainsi, des années durant, Absolut le prophète fonctionne en creux, reçoit et adoube les fantasmes de chacun. Jusqu'à atteindre le sommet, jusqu'à devenir la référence absolue, jusqu'à ce que la divinité se perde elle-même dans la célébration de sa propre gloire avec les calendriers de Gaultier et Mondino, qui donnaient enfin vie aux vrais visages d'Absolut et ses divinités suédoises - jusqu'à ce que le temps soit venu d'entamer une nouvelle ère : comme toutes les idoles, Absolut devait être démantelée pour mieux renaître.

La campagne "Absolut Metropolis" marque un changement radical dans l'histoire de la marque : la divinité, déjà attaquée par de nouvelles idoles plus "premium" (les Grey Goose et autres Belvedere), est virée de son piédestal, rompt avec les prêtres de la branchitude installée (les "signatures" de chaque campagne) et se voit livrée en pâture à de sauvages tribus nippones du Tokyo underground qui se font un plaisir de la démembrer, la découper, la défigurer. Elle se retrouve chapeau, ceinture, couture de kimono dans les mains d'artistes de la rue, post-punk, post-glam et post-Absolut. Ce n'est plus la marque qui dévore le lieu, mais le lieu qui dévore la marque. Les douze visuels de la campagne s'arracheront sur e-Bay parmi les fidèles trop heureux de voir leur dieu tomber.


Une fois passée cette étape sacrificielle, Absolut peut revenir en force, et assumer enfin pleinement le rôle divin que son parcours exceptionnel lui assigne : être Dieu, démiurge. Dans la campagne "In an Absolut world", nouvelle plate-forme de la marque depuis 2005, Absolut recrée le monde à son image - parfait. Alors que ses concurrents se battent à coups d'ingrédients et d'origines, Absolut a déjà opéré sa transmutation en marque-monde, et invite chacun à expérimenter le monde s'il était aussi parfait que cette vodka.

Avec une croissance supérieure à celle du marché depuis le lancement de cette nouvelle plate-forme, on peut dire que les fidèles ont retrouvé la foi. À coups de films spectaculaires, de prints clins d'œil et d'expérimentations artistiques (les Absolut Machines), la divinité multiplie les signes de sa puissance démiurgique. Mais une divinité ne serait rien sans son côté obscur. Absolut lance alors Absolut 100, le côté sombre de la force : bouteille noire, supplément d'intensité, degré d'alcoolémie plus élevé.

Apparition, disparition, ubiquité, invisibilité, piédestal et arène, réceptacle à fantasmes puis fabrique d'un monde meilleur, assimilation de son penchant diabolique, la marque a su déjouer tous les codes du marketing traditionnel pour s'imposer en véritable marque-monde, divinité qui ne cesse de changer de forme et de jouer avec les signes, et donner un nouveau sens à la "dive bouteille" rabelaisienne.

Article Stratégies du 6 novembre 2008

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